La vision de la nature humaine

Bien que Luther ait appelé la doctrine de la justification[1] « l’article sur lequel l’église se tient ou s’écroule », il était toutefois convaincu qu’un problème plus sombre se cachait sous la surface du débat concernant la justification.  Il considérait son livre Du serf arbitre[2] (la servitude de la volonté) comme étant son ouvrage le plus important.  Son débat avec Erasme concernant la capacité volitive des personnes déchues était inséparablement lié à sa compréhension de la doctrine biblique de l’élection. Luther appelait la doctrine de l’élection le «coeur de l’église».

Dans l’esprit de Luther, le degré de corruption par la chute humaine n’est pas une question banale, mais frappe droit au coeur et à l’âme de la vie chrétienne.  Luther a vu dans l’œuvre d’Érasme le spectre de Pélage.  Malgré les condamnations historiques de l’enseignement de ce dernier, cette doctrine de l’église a été ravivée au temps de Luther.

J.I. Packer et O. R. Johnston dans leur introduction d’une édition du livre de Luther ‘’Du serf arbitre’’, terminent par une question concernant la pertinence d’un tel débat dans notre contexte contemporain :

Considérant l’ouvrage qu’est celui Du serf arbitre, quelles sont les implications pour le lecteur d’aujourd’hui ?  Que ce soit une performance brillante et exaltante, un chef-d’œuvre de l’art, le lecteur l’admettra sans doute volontiers, difficile d’en conclure autrement ; mais maintenant posons-nous les questions suivantes : l’exposé de Luther est-il une partie de la vérité de Dieu? et si oui, a-t-il un message pour les chrétiens d’aujourd’hui?

Sans doute, celui qui en fera la lecture trouvera un peu étrange le chemin par lequel Luther le conduit vers des horizons nouveaux, une approche qu’il n’aurait probablement jamais envisagé, une façon de penser que le lecteur qualifierait normalement de « calviniste » et passerait ensuite rapidement à autre chose. C’est ce que l’orthodoxie luthérienne elle-même a fait ; et le chrétien évangélique actuel (qui a le semi-pélagianisme[3] dans son sang) sera enclin à faire de même.  Mais, si on leur permet de nous parler, à la fois l’histoire et l’Écriture, peuvent nous conseiller autrement[4].

Packer et Johnston décrivent l’exposé du serf arbitre de Luther comme une « nouvelle voie qui est étrangère » au lecteur moderne, une approche jamais considérée par les évangéliques d’aujourd’hui qui ont le semi-pélagianisme dans leur sang.  Cet énoncé fait aussi écho à l’observation de Roger Nicole selon laquelle « nous sommes par nature pélagiens dans notre façon de penser ».

Même la régénération ne guérit pas elle non plus automatiquement cette tendance naturelle. Même après que le Saint-Esprit nous a libérés de l’esclavage moral, nous avons tendance à minimiser la gravité de cette servitude.  Packer et Johnston ajoutent : 

 « Historiquement, on parlerait d’une évidence toute simple que les Martin Luther et Jean Calvin, et ailleurs Ulrich Zwingli et Martin Bucer ainsi que tous les principaux théologiens protestants de la première époque de la Réforme, se tenaient précisément sur le même terrain.  Sur d’autres points, ils avaient leurs différences ; mais en affirmant l’impuissance de l’homme dans le péché, et la souveraineté de Dieu dans la grâce, ils étaient entièrement un.  Pour chacun d’eux, ces doctrines étaient le sang même de la vie chrétienne par la foi. »[5] Cette métaphore du “sang même de la vie chrétienne par la foi” est en concordance avec la métaphore du « cœur »  utilisée par Luther dans son expression le « coeur de l’église” (cor ecclesiae).  Le point de vue des réformateurs sur l’incapacité morale du pécheur de s’incliner [avec une bonne volonté] vers la grâce de Dieu n’était pas une question secondaire ou insignifiante pour eux. Dans cette optique, ils considéreraient la communauté évangélique contemporaine comme souffrant d’hémophilie théologique, étant menacée de saigner à mort.

Revenons maintenant à cet essai introductif de Packer et Johnston :

La doctrine de la justification par la foi était importante pour eux parce qu’elle maintenait bien en vie le principe de la grâce souveraine ; mais en réalité elle n’exprimait qu’un aspect de ce principe, et non sa dimension la plus profonde.

La souveraineté de la grâce trouve son expression dans la pensée à un niveau plus profond encore, c’est-à-dire dans la doctrine de la régénération “monergistique ”[6] (ou unilatérale) : la foi, qui reçoit le Christ pour la justification, est elle-même le don gratuit d’un Dieu souverain, accordant la régénération spirituelle dans l’acte d’appel efficace[7].

Pour les réformateurs, la question cruciale n’était pas simplement de savoir si Dieu justifie les croyants sans les œuvres de la loi.   Pour eux il y avait aussi la question plus large, à savoir si les pécheurs sont totalement impuissants dans leur péché, et si Dieu doit être considéré comme les sauvant par la grâce gratuite, inconditionnelle et invincible.  Tout cela, non seulement en les justifiant par l’amour du Christ quand ils viennent à la foi, mais aussi en les délivrant de la mort du péché et en les vivifiant afin de les amener à la foi par l’Esprit.

Ici est l’enjeu crucial : Dieu est-il l’auteur non seulement de la justification, mais aussi de la foi ; soit qu’en dernière analyse, le christianisme est une religion de la confiance totale en Dieu pour le salut et toutes les choses qui lui sont nécessaires, ou de la confiance en soi et de l’effort personnel.[8]

 

[Cet article est le premier d’une série de trois]

Référence :  R. C. Sproul,  Willing to believe -The controversy over free will,  pages 20 à 22.

(Traduction libre)

[1] (sola fide) par la foi seule

[2] Ce blogue renferme plusieurs articles tirés du livre le Serf Arbitre.  Le lecteur peut y accéder par le chemin d’accès du répertoire ‘’Le libre arbitre’’

[3] Le Pélagianisme est la doctrine qui minimise le rôle de la grâce divine.

[4] J. I. Packer and O. R. Johnston, “Historical and Theological Introduction,” in Martin Luther, The Bondage of the Will, trans. J. I. Packer and O. R. Johnston (Cambridge: James Clarke / Westwood, N.J.: Revell, 1957), pp. 57-58. With regard to the contemporary status of “Lutheran orthodoxy,” Packer and Johnston cite H. J. Iwand’s analysis in a German edition of Luther’s The Bondage of the Will (Munich, 1954).

[5] Ibid., p. 58.

[6] Dans le texte original anglais c’est le terme “monergistic” qui est utilisé.   En français certains utilisent le terme “monergistique” (La théologie des alliances réformée baptiste par Tribonien Bracton, page 28).  Dernière mise à jour le 25 juillet 2017.

R. C. Sproul écrit ce qui suit sur l’un des blogues des ministères Ligonier :  « Dans la pensée historique de la Réforme, cette notion est la suivante: la régénération précède la foi. Nous croyons également que la régénération est “monergistique”.  Maintenant, c’est un mot à trois dollars mais cela signifie simplement et essentiellement que l’opération divine qui est appelée renaissance ou régénération est l’œuvre de Dieu seul.  Un “erg” représente en fait une unité de travail.  Le mot énergie provient de cette idée.  Le préfixe “mono” signifie « un ».  Ainsi, le monergisme veut dire « celui qui travaille ».  Cela signifie que l’œuvre de régénération dans le cœur humain est quelque chose que Dieu fait par Sa seule puissance (non pas 50% de Sa puissance et 50% par le pouvoir de l’homme ou même pas 99 pourcent du pouvoir de Dieu et un pour cent du pouvoir de l’homme). C’est 100% le travail de Dieu.  Lui et Lui seul a le pouvoir de changer la disposition de l’âme et du cœur humain pour nous amener à la foi. »

https://www.ligonier.org/blog/tulip-and-reformed-theology-irresistible-grace/

[7] Qu’est-ce que l’appel efficace?  La question XXXI du catéchisme d’Écosse répond à cette question de la façon suivante ;    L’appel efficace est cette œuvre de l’Esprit de Dieu par laquelle, en nous convainquant de péché et de misère, en illuminant notre esprit en la connaissance de Christ, et en renouvelant notre volonté, il nous persuade et, en même temps, nous rend capables d’embrasser Christ, qui nous est gratuitement présenté dans l’Evangile.

[8] Ibid., pp. 58-59.